ÉTREINTES

un Film de Justine Vuylsteker
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Justine Vuylsteker, France, Canada, 2018, 6'
  • Corpi Celesti ✶ Le corps dans tous ses états
  • IF On Air

Justine Vuylsteker est une cinéaste et plasticienne française. En 2015, après des études de cinéma d’animation à L’Esaat (Roubaix), elle met en images un poème de Robert Desnos dans Paris. En 2018, elle réalise Étreintes. En 2020, elle crée les séquences animées d’À travers Jann de Claire Juge.

Une jeune femme observe par sa fenêtre le ciel, avant une tempête. Elle se remémore son compagnon et son image réapparaît dans la brume. Pour ce court-métrage d’animation, la réalisatrice Justine Vuylsteker a choisi la technique de l’écran d’épingles. Elle dessine deux corps, à la fois absents et présents, mais tous deux liés par un même désir charnel. Leurs corps célestes s’enlacent et s’élèvent vers les nuages, qui prennent la forme de leur amour. Mais ce souvenir sensuel est-il éternel ?

✶Prod. [Rafael Andrea Soatto, Offshore, Julie Roy, ONF]✶


Interview de Justine Vuylsteker

Comment s'est déroulé le travail de création du film ?

Entre la première étincelle et la finalisation du film, la création d'Étreintes s'est étalée sur deux années. Tout est parti d'une résidence d'un mois avec l'écran d'épingles, où mes recherches se sont invariablement dirigées vers la sensualité et l'abstraction. De là j'ai passé un an à écrire, en poème et en prose bien plus qu'en scénario, dans l'idée de construire un récit - même ténu - qui puisse faire tenir ensemble mes envies plastiques. Et puis le moment du tournage est arrivé : j'ai pu retrouver l'écran d'épingles pour 6 mois et demi de fabrication. Tournage que j'ai commencé dans l'improvisation complète... Exercice épuisant, mais exaltant de surprises : sont arrivés la pluie, la brume et des mouvements de transformation dont je ne me croyais pas capable. Je dirais que tout du long, mon souci aura été de respecter ma technique, et de construire le film pour elle.

Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la technique de l'écran d'épingles ?

Absolument ! Les écrans d'épingles sont des instruments hérités d'Alexandre Alexeieff (graveur) et de Claire Parker (ingénieure), deux cinéastes fabuleux qui ont inventé cette technique au début des années 1930, et qui l'ont perfectionnée jusqu'à la fin des années 1970. Aujourd'hui, trois de leurs écrans sont encore fonctionnels et utilisables pour réaliser des films. Au-delà de l'ingéniosité technique de ces instruments, et de la grande qualité plastique des images qu'ils offrent de mettre en mouvement, travailler avec un écran d'épingles est une expérience unique. Lorsqu'on travaille, ce n'est pas juste du poignet ou de l'épaule, c'est tout le corps qui est engagé dans la fabrication. Le mouvement part de l'orteil, vous traverse le dos pour rejaillir du bout de l'instrument qui caresse et sculpte les épingles. Il y a, dans cette technique, quelque chose de la danse, ou du dialogue entre un musicien et son instrument.

La respiration des personnages, les bruits de la nature et la musique semblent remplacer les dialogues. Quelle importance leur accordez-vous ?

C'est une remarque très juste. Étreintes peut être lu comme le réveil progressif du corps de cette femme, immobile à la fenêtre. Lentement, laborieusement, elle sort de la prison de son corps, pour renouer avec le mouvement, et le présent. Pour ce personnage, dont les cordes vocales sont endormies au même titre que le reste de son corps, je n'ai jamais imaginé autre chose qu'un film sans paroles. Face à son silence, les sons et la musique se sont révélés essentiels pour pouvoir exprimer son intériorité. Finalement, tout, à l'extérieur d'elle, devient miroir ou projection de ses émotions. Et dans cette mise en place délicate, j'ai eu la chance d'avoir pu compter sur des collaborateurs, au son comme à la musique, capables de sculpter avec subtilité le silence laissé par ce personnage muet.

Étreintes représente à la fois l’absence et la présence de deux corps, liés par un même désir charnel. Quelle place occupe la sensualité dans votre film ?

Sans surprise, une place centrale. C'est la première chose qui m'a frappée, lorsque j'ai commencé à manipuler l'écran d'épingles. Sa sensualité. En particulier quand on le déshabille de l'ombre de ses épingles, et qu'on révèle le blanc laiteux de sa surface, abîmée par les années, et parsemée de cicatrices. Ce blanc est très émouvant... si troublant de ressemblance avec l'épiderme de la peau. Il m'était impossible de passer à côté de cette puissance plastique, en particulier parce qu'elle m'emmenait dans ce que je préfère mettre en scène : le corps. Alors quand j'ai écrit les personnages et leur histoire, je l'ai fait pour mettre en lumière ce point-là précisément, la sensualité de ma matière.

Les personnages finissent par s’enlacer et s’élever vers les nuages. Les qualifieriez-vous de « corps célestes » ?

Peut-être que oui, pendant ce très court instant où, plongeant dans les bras de l'homme, on bascule dans l'étreinte blanche. Là, pendant ces quelques secondes où les corps sont encore trop suggérés pour être reconnus, et que la musique s'envole, peut-être que oui, ce sont des corps célestes. Tout le voyage après ce point là, ce n'est plus que la redescente sur terre. Après les étreintes aériennes, lorsque que les corps retrouvent leur enveloppe charnelle, qu'on les devine de plus en plus, et qu'ils quittent le blanc éthéré des nuages pour retrouver les gris et les noirs ; c'est le retour à la gravité. Le drame de cette femme, ce n'est finalement peut-être pas d'être déchirée entre passé et présent... mais d'avoir à réconcilier l'expérience d'un instant céleste, à l'intérieur d'une vie terrestre.

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